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Francis Balle, Dimension politique de l'éducation aux médias -
8 mars 2001

La question de la dimension politique de l'éducation aux médias est redoutable. Je me suis imposé une tâche plus ambitieuse et plus facile qui consiste à identifier le rôle que les médias jouent pour l'information, pour la culture, pour la démocratie. 
La meilleure manière d'éduquer aux médias consiste en effet d'abord et avant tout à faire connaître ce rôle, à montrer comment les médias ont modifié et modifient en permanence les règles du jeu de l'information, de la culture, de la démocratie. 

Au-delà, l'éducation aux médias consiste à comprendre les enjeux des médias face à l'information, la culture, et la démocratie. Il est important de ne pas attendre d'eux ce qu'ils ne peuvent faire. Il faut donc savoir ce qu'ils peuvent et devraient faire. 

C'est prendre un bien grand risque que de se tromper à cet égard. Car si c'est le cas, nos attentes seront toujours disproportionnées et déçues. 

En deçà et au-delà de l'éducation aux médias on rencontre une question fondamentale:quel usage des médias devons-nous en faire, qu'on soit émetteur ou récepteur, pour que la vie intellectuelle soit plus riche, que la vie des idées soit plus intense, plus dense. 

Quand j'évoque la vie intellectuelle, cela veut dire qu'on ne peut considérer séparément le problème de l'information, celui de la culture ou de la démocratie. Ces trois problèmes se posent dans les mêmes termes lorsqu'on considère le rôle que peuvent jouer les médias sur l'un ou l'autre des trois registres. 

Marchandisation et liberté d'expression
Ces trente dernières années ont été marquées par l'accélération d'un processus en germe dans les médias depuis leur origine:la marchandisation et l'évolution de l'information vers le divertissement. Le triomphe de la télévision a en effet bouleversé les règles de l'information et du divertissement. La télévision a imposé ses propres lois aux autres médias dans les domaines de l'information et du divertissement. 


La presse, marchande ou politique ?

Jamais avant ces quarante dernières années on n'avait assisté à des changements aussi drastiques. La naissance des grands journaux quotidiens au milieu du XIXe siècle, a posé les jalons des prototypes des mass médias, mais c'est l'élection de Kennedy à la présidence des États-Unis en 1960 qui marque incontestablement un tournant à la fois réel et symbolique. 

Mais le bouleversement de ces quarante dernières années n'est peut-être pas celui qu'on croit. On parle évidemment de l'irruption de l'image, de son ambiguïté, de l'immédiateté du direct, de l'ubiquité, de l'appel à l'émotion plutôt qu'à la raison. Tout cela est parfaitement connu. 

La télévision a considérablement accéléré une évolution dont les quotidiens au XIXe siècle avaient déjà indiqué la direction. 

Cette évolution est celle de la marchandisation de l'information et du divertissement. 

En effet, on l'oublie un peu vite, les journaux ont fait naître l'information et le journalisme moderne, au XIXe siècle, en devenant des marchandises. Concrètement, l'information et le journalisme au sens moderne du terme, indépendants des politiques, sont nés au milieu du XIXe siècle le jour où l'on a vendu sur un marché des nouvelles à bas prix. Les journaux ont donné le coup d'envoi à une évolution que la télévision a reprise et accélérée. Elle l'a poussée jusqu'à son paroxysme. 

La presse de Girardin, le Petit Journal, le Times de Londres, le Sun, ont échappé à la tutelle des politiques et ont préféré la loi du marché.

Ils ont préféré la logique des marchands à la logique de la suggestion politique. Ils se sont libéralisés en passant de la tutelle des politiques à la loi des marchands, se soumettant à la sanction du public dans la logique marchande. Pour la vie intellectuelle du XIXe siècle c'est un événement considérable parce que le marché fait cause commune avec la liberté d'expression. C'est sous les auspices de la grande presse dont on dit qu'elle est indépendante, libre, que l'économie marchande va devenir sur tous les terrains, particulièrement ceux de la culture, de l'esprit, des idées, de l'information, l'alliée et la compagne plus ou moins fidèle de la démocratie politique. 

Le cinéma, la radio et la télévision vont emprunter le même chemin. Personne n'avait imaginé à l'époque du cinématographe de Louis Lumière, en 1895, que les Américains, qui accueillaient d'ailleurs chez eux des gens qui n'avaient pas les moyens d'exercer leur art en France, allaient transformer cette technique en industrie et en marché. Le cinéma est devenu une véritable industrie dont on a beaucoup dit qu'elle était alignée sur les modèles de Taylor et de l'industrie des automobiles de Détroit, et un marché de masse devenu peu à peu global. 


Une culture de masse marchande

Accessoirement le cinéma est un art;René Clair d'ailleurs a dit:Le septième art entre à l'Académie française lors de son discours sous la coupole. 

Mais l'important pour le cinéma consiste à plaire et à séduire. Pierre Bourdieu dirait aujourd'hui qu'il correspond à une logique de consommation maximale. 

En ce sens, lorsqu'il a célébré le centenaire du cinéma en France en 1995, l'un des représentants les plus illustres du 7e art, Daniel Toscan du Plantier, n'a pas hésité à dire:Le cinéma est né le 28 décembre 1895 le jour où Jean Lumière a installé une caisse sur un trottoir et fait payer les gens pour voir des images projetées sur un écran.

À l'heure où l'on s'attendait à ce que Toscan du Plantier célèbre le génie inventif des Français, il prenait un contre-pied en disant que le cinéma était né le jour où il était devenu une marchandise. C'était incontestablement faire écho au fait que la presse s'est " libérée ", " libéralisée " le jour où les nouvelles sont devenues marchandises. Au fond la télévision à péage, aujourd'hui, c’est ça.

La culture de masse s'est développée dans le creuset d'Hollywood. Cette industrie globale, ce marché global de plus en plus planétaire, a pour fleurons Alerte à Malibu, Friends, ou Hélène et les garçons. 

Avec ces quelques exemples, on est vraiment dans la logique marchande adoptée par la presse au XIXe siècle. 


Le paroxysme de la culture marchande

La télévision pousse cette logique vers son point extrême, son paroxysme. Elle transforme les essais de ses prédécesseurs, c'est-à-dire la presse et le cinéma, entre 1960 et 1990. Décembre 1991 marque d’ailleurs la fin d’une époque avec la dissolution de l'union soviétique. 

La mondialisation de l'économie reprend alors son cours et va de pair avec la mondialisation des médias, et bien entendu la télévision est l'un des accélérateurs de cette mondialisation simultanée de l'économie et des médias. L'Internet parachève cette évolution. 

CNN, MTV et l'Internet sont les symboles de ce qu'on appelle désormais la globalisation, c'est-à-dire une mondialisation de l'économie, des échanges et une mondialisation des médias puisque la technique et le monde géopolitique leur permettent d'être planétaires. 

À ceci près qu'en Chine continentale, l'adhésion à la logique de marché touche désormais toutes les activités économiques, sauf le secteur des médias. Les Chinois vivent sous le régime de l'autorisation préalable:on ne peut s'abonner à un fournisseur d'accès Internet sans déclarer au préalable son identité au commissaire politique. De la même manière en Iran il n'est pas possible d'acquérir de parabole en vente libre. 

Quand on regarde le monde actuel, on constate que les médias ne sont pas libres là où ils ne sont pas soumis à une logique du marché dont la presse française, anglaise et américaine ont donné l'exemple au XIXe siècle. 

 

Limites de la conception marchande
Il n'y a donc plus désormais d’alternative à cette alliance conclue entre les médias et les marchés, entre les médiateurs quels qu'ils soient et les marchands. 

 

Une pensée critique oubliée
Avant 1990 la logique marchande des médias avait ses critiques. En ce sens, on peut citer Machiavel qui parlait du confort d’avoir un ennemi et du désarroi de ne plus en avoir. C'est vrai que jusqu'en 1990 toute la sociologie critique a dénoncé cette marchandisation. Adorno, l'école de Francfort, Horkheimer ou Althusser (Les appareils idéologiques d'Etat), ont un point commun:en dénonçant les dérives des médias, c'était en fait le régime capitaliste qui était condamné à leurs yeux. Dans cette perspective, les médias étaient prisonniers et malgré eux défenseurs du capitalisme. À cette époque, les médias étaient alors à la fois pensés comme complices et victimes. Ils ne pouvaient pas faire autrement que d'être les défenseurs ou les thuriféraires de ce régime capitaliste. Ce courant de pensée a joué tour à tour le rôle d'espoir, de désespoir ou de repoussoir.

Aujourd'hui on admet comme un dogme, comme un principe qui inspirerait des lois, qu'il n'y a pas de liberté sans liberté de la presse. Reporters sans frontières en a fait son slogan. C'est extrêmement important parce que cela confère à la liberté des médias un statut différent de celui des autres libertés. 

Cela veut dire que la liberté des médias est la condition de possibilité des autres libertés, liberté politique ou personnelle. Ceci est tout à fait nouveau. 

Le deuxième principe qui est attaché au premier et désormais inséparable:il n'y a pas de liberté des médias sans économie marchande, l'exemple de la Chine nous l'a montré. Ils ne sont pas libres là où ils ne sont pas soumis à la loi de la concurrence, de l'initiative privée libre, là où le dernier mot n'est pas laissé au public qui tranche sur le marché. 

 

Les médias vont-ils trop loin?
Dresser aujourd'hui ce bilan c'est rouvrir le débat qui avait été engagé dans les années 30 par les philosophes de l'école de Francfort. C'est poser dans des termes à peine différents cette question qui hante depuis longtemps une sociologie critique, attentive aux phénomènes de domination. Est-ce que soumis aux seules lois du marché les médias ne vont pas trop loin?

Avec la télévision comme chef de file, relayée par l'Internet qui fait de la télévision, de la radio et de la presse, les médias ne sont-ils pas en train d'étouffer ces libertés dont ils ont permis l'éclosion et l'épanouissement? Est-ce que l'alliance des médias et des marchés (marchés planétaires) n'est pas en train d'étendre son empire, pour ne pas dire son emprise, à des domaines où d'autres lois devraient prévaloir, je pense à la politique, à l'art et même à la science?

Ces domaines doivent demeurer assujettis à d'autres régulations, d'autres lois, qui doivent prendre leurs sources dans la recherche d'autres valeurs fondatrices:le vrai, le beau ou le bien. Des valeurs qui servent de guide à l'action ou bien servent de repères à la pensée. 

S'interroger sur le rôle des médias, ce qu'ils font et surtout ce qu'ils devraient faire et ne pas faire, c'est poser cette question préalable:est-ce que cette logique des marchés, l'alliance médias-marchés, l'alliance médias-marchands n'est pas en train d'aller trop loin et du même coup de faire le lit d'un relativisme absolu, où tout se vaut et rien ne se vaut ou bien d'un subjectivisme absolu, chacun selon ses goûts, et, comme disait Pirandello, à chacun sa vérité?

C'est une question extrêmement importante parce que concrètement cela se traduit dans les doctrines juridiques les plus élémentaires:par exemple la fermeture du site de Yahoo qui mettait en vente libre aux États-Unis des objets nazis. 

La doctrine américaine au nom du premier amendement considère que tout doit être mis sur le marché, et que celui-ci fera le tri. La doctrine libérale dont s'inspirent les juges qui ont estimé qu'il ne fallait pas empêcher Yahoo de faire ce qu'il voulait revient à dire que le meilleur gagnera et que par conséquent les imbécillités seront écartées. 

La doctrine juridique française est différente. Elle considère non pas que le meilleur gagne toujours, que la vérité finit toujours par triompher, elle se rapproche plutôt de la vision des économistes selon laquelle la mauvaise monnaie finit un jour par chasser la bonne. C'est au nom de cette idée qu'on considère qu'il y a des choses qu’on ne peut pas mettre en vente et le législateur a estimé que certaines idées ne pouvaient pas circuler, le négationnisme par exemple.

L'idée il en faut pour tous les goût est peut-être la conséquence de cette alliance entre médias et marchands. 

 

Critiques adressées aux médias
Les médias ne vont-ils pas trop loin? Je voudrais rappeler les griefs classiques qui leur sont reprochés. J'en invoquerai deux. 

Dvabord la logique de l'audimat, qui va dans le sens du conformisme et le renforce. Il est loin le temps où l'on disait que gouverner c'est choisir. De plus en plus gouverner, c'est suivre les sondages. L'audimat envahit des champs où il n'a pas grand chose à faire. 

Le deuxième chef d'accusation, sans doute le moins connu d’ailleurs, trouve ses racines dans l'attitude des intellectuels envers les médias. 

D'un côté on trouve les abstentionnistes qui déclarent que les médias sont l'abomination de la désolation. Ils estiment que les médias ne sont pas capables de ne pas déformer leur pensée, et certains intellectuels refusent de leur parler, de dire ce qu'ils pensent. D'un autre côté les débauchés sont attirés par les micros et les caméras, ne résistant pas à l'attrait des médias. Ils répondent à n'importe quel appel de n'importe quel journaliste. Ils prononcent leur verdict sur des sujets qu'ils ignorent alors qu'ils ont acquis leur notoriété sur un autre terrain. 

Les abstentionnistes pêchent par peur, par orgueil, les débauchés par vanité, par suffisance. Chez les intellectuels, en France, ces traits sont encore renforcés. 

Ces  deux dysfonctionnements, qui empêchent les émissions de s'installer et qui créent des comportements particuliers chez les intellectuels, peuvent nous mettre sur la voie. 

 

Mandarins, marchands, médias
On peut considérer qu'au fond, les médias ont permis de distinguer deux logiques, la logique des marchands et celle des mandarins. 

Tout se passe comme si la vie intellectuelle depuis l'essor simultané des médias, de l'économie de marché et de la démocratie politique se déroulait à l'intérieur d’un triangle, dont les angles pourraient être représentés par la logique des mandarins, la logique des marchands et la logique des médias ou des médiateurs. 

Les uns et les autres représentent une fonction sociale qui a sa propre discipline, sa propre logique, sa propre légitimité, sa propre raison d'être. 

Je me demande si nous ne sommes pas aujourd'hui dans une situation  déséquilibrée entre les trois. La logique des mandarins est une logique de valeurs, de recherche de la vérité, du bien, de la beauté. C'était aux mandarins que Platon voulait confier le pouvoir. 

La logique des marchands recherche le profit, la séduction. Les marchands veulent plaire, désirent pouvoir tout acheter et tout vendre, et faire en sorte qu'un maximum de choses puissent se vendre et s'acheter. Pour cela, ils jouent le jeu de la concurrence. 

Les quotidiens au XIXe siècle ont été les premiers à sacrifier à cette logique, ils ont vendu du papier. 

Reste la logique des médiateurs, tous ceux qui dans les médias ont une responsabilité d'éditeur. Ils empruntent aux deux logiques à la fois. Tout en s'efforçant idéalement de ne jamais suivre l'une plus que l'autre. Ils se distinguent des deux : ils doivent d'un côté plaire et toucher pour conserver leur audience, mais d'un autre côté ils doivent leur crédit, leur crédibilité au fait qu'à l'instar des mandarins ils ne renoncent pas à rechercher la vérité. 

Ils permettent la distinction des deux logiques et ne peuvent renoncer à discerner le vrai du faux et évaluer en même temps les gestes de leurs contemporains. 

Caractériser ainsi ces trois logiques, rappelle Montesquieu. Aucune de ces trois logiques ne doit prévaloir sur les deux autres. Les trois ordres doivent être mis en tension, ce qui rend leur équilibre inévitablement et heureusement précaire. Chacune des trois logiques trouve dans les deux autres une limite à son propre pouvoir mais aussi une espèce de rappel à l'ordre de ce qu'est sa vocation et le moyen d'y répondre. 

On conçoit mieux ce qui peut se passer dans un journal avec la rencontre de ces trois acteurs (autrefois on ne parlait que des géomètres et des saltimbanques). La tâche des médiateurs est donc ardue:ils ont à suivre deux maîtres, ils doivent être des marchands et des mandarins. 

 

Une quête d'équilibre
C'est peut-être parce qu'ils ont cette tâche impossible de réconcilier le marché et la culture que c'est à eux que revient le rôle de ne pas voir se dissoudre cette dernière, comme le craignait Hannah Arendt dans La crise de la culture.

On comprend à travers ce schéma du triangle, que les médias permettent aux deux autres logiques d'aller au bout d'elles-mêmes. 

La logique du marché est obligée de se dépasser, sinon elle ne pourrait plus rien créer. Le vrai marché doit suivre et précéder. 

Là se situe la différence entre l'audimat et le marché. Au bout de la logique des marchands on rencontre donc un besoin de dépassement. Au bout de la logique des mandarins on trouve un besoin d'ouverture. Les mandarins ont besoin de confrontation avec le grand public. Les disciplines des mandarins se fortifient par la confrontation et y trouvent une raison d'être. On a le devoir de faire partager ce qu'on croit beau ou vrai.

La vie intellectuelle est d'autant plus intense et plus riche que chacune de ces trois logiques reste à sa place et que la distance entre les trois logiques est grande et égale. Il ne faut pas que l'une prenne l'empire sur les autres. 

La démocratie n'est pas tout le pouvoir aux mandarins, ce n'est pas non plus la démagogie ou la médiacratie. 

La démocratie est donc un exercice difficile, Locke disait d’elle qu'elle est un bricolage humain dans un océan d'incertitude, ou, pour reprendre Bergson et une formule républicaine, sans la fraternité, la liberté et l'égalité finissent par se contredire et risquent de se détruire l'une l'autre. 

On pourrait dire en paraphrasant Bergson que sans les médias, les vertus du marché et les valeurs des mandarins finissent par se contredire et risquent de se détruire les unes les autres.

Éduquer aux médias, c'est peut-être rappeler d'une certaine façon chacun à ses responsabilités. Les marchands peuvent se mettre sur le marché mais à condition qu'ils soient vraiment entreprenants, qu'ils ne suivent pas l'audimat. Les mandarins doivent être moins frileux, plus hardis, moins arrogants. Quant aux médias, ils doivent être plus attentifs aux curiosités des gens et ne pas renoncer à donner du sens. S'ils ne donnent pas du sens ils vont perdre du crédit et par conséquent, le public va se détourner d'eux. 

Quant à nous, nous devons être plus vigilants. La démocratie nous donne le dernier mot, nous devons le prendre.

 

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