les autres conférences du CREDAM
Louis Porcher,
Dialogisme
et éducation aux médias -
4
décembre 2000
|
Je
voudrais aujourd'hui
porter votre attention sur la caractéristique commune
des médias regardés, fréquentés,
et de l'éducation,
par le prisme d'un
concept capital, le dialogisme. Ce dernier représente
le fondement de la vie humaine. Même un monologue
est un dialogue. On le retrouve partout, comme un écho
de la pluralité universelle:pluralité d'approche
des individus face à l'éducation
ou face aux médias. L'interactivité
des médias repose d'ailleurs
sur ce concept de dialogisme. En ce qui concerne les médias
classiques, elle est cependant essentiellement métaphorique,
même si quelques émissions sont un peu plus
interactives que d'autres.
Ce dialogisme, qui représente
une grande force potentielle n'est
utilisable par chacun que s'il
est accompagné par une prise de conscience de la
situation dialogique. Du point de vue du spectateur, le
premier acte d'interactivité
repose par exemple dans le choix d'une
chaîne.
Après avoir posé quelques
bases sur le dialogisme, nous nous pencherons sur la réflexion
de Bathkine qui contribue à soulever des questions
dans les domaines de l'éducation
et des médias. Enfin, nous verrons comment ces réflexions
se retrouvent et nourrissent l'éducation
et notre rapport aux médias.
Présupposés
Entre l'émission
et la réception, la distinction est nette, chacun
faisant son émission en réception. De la même
manière que dans le langage chacun reçoit
le message en fonction de ses préoccupations. Il
faut donc tenir compte du pluralisme du sens.
Les médias délivrent
en effet des sens, des significations pluriels. L'auto-appropriation
des médias par un individu est elle-même plurielle.
Sur le plan théorique, "auto" est toujours un pluriel.
Chacun d'entre
nous est une pluralité, nous sommes fissurés,
multiples, avec des convictions qui évoluent. Il
y a donc une grande interactivité à l'intérieur
d'un
sujet. À
ce propos, l'auto-apprentissage
est une expression dont il faut se méfier.
L'autonomie
est le fondement même de l'éducation
comme acte, et le fondement du rapport aux médias.
Il faut construire l'autonomie
du spectateur, de l'auditeur
par rapport au message qui lui est délivré
par les médias, de telle manière que celui-ci
se l'approprie,
au lieu de se laisser dominer. Or, la plupart du temps,
les récepteurs se laissent dominer par les messages
des médias.
L'autonomie
commence par être à soi-même sa loi.
Par rapport aux médias, cela s'exprime
clairement par le choix des programmes, tout comme le type
de relation qu'on
entretient avec ces derniers.
Dans le domaine éducatif, il
faut aussi que les destinataires s'approprient
les messages des enseignants. Ces derniers ne peuvent se
substituer à l'apprentissage,
ils doivent aider à apprendre, en faisant en sorte
que l'individu
autonome trouve les moyens les plus adéquats à
son autonomie et sélectionne, fabrique ce qu'il
souhaite, et qu'à
travers ses souhaits, il construise son savoir.
Pour consommer de manière active,
autonome, déterminée, les médias ou
un enseignement, il faut donc disposer d'un
équipement intellectuel adéquat. Or, seule
l'école
peut et doit se donner pour but de distribuer à ses
usagers les moyens par lesquels ils vont s'approprier
les médias, les maîtriser et se construire
un jugement. À cet égard, en parlant de l'actualité
à l’école, Jacques Gonnet a souligné
qu'on
ne maîtrise réellement l'actualité
que par l'inactuel.
Il faut effectivement un équipement conceptuel pour
acquérir une réelle autonomie. Le fond dialogique,
l'interactivité,
dans les deux domaines, médias et école, n'ont
pour but que d'aider
à fabriquer l'outillage
intellectuel dont l'impétrant
a besoin et c'est
cela qui donne son sens à l'expression
bruxelloise "l'apprentissage
tout au long de la vie".
L'apport
de Bakhtine
L'anti
et le contre
La distinction faite par Bakhtine
entre " anti " et " contre " apporte de précieux
renseignements pour l'éducation
et pour l'éducation
aux médias. Selon lui, être anti n'a
rien à voir avec être contre. Prenons un exemple:le
fait d'être
contre les linguistiques du système (Saussure), contre
les formalismes russes, et contre Freud ne revient pas à
être "anti". Les théories citées, avec
lesquelles Bakhtine n'est
pas en accord, existent. Elles ont une puissance, une valeur
forte qu'il
faut intégrer dans son propre système de réflexion
en les dépassant, et en leur donnant une signification
à l'intérieur
de sa propre démarche. Il faut donc intégrer
les réflexions autres sans renoncer à ses
propres choix.
En ce qui concerne les médias,
cela signifie qu'il
faut donner la priorité à la sémiotique
des images et des textes en défendant ce qu'Umberto
Eco appelle "les droits du texte".
Il est difficile d'intégrer
dans sa propre pensée la pensée adverse, d'autant
que cette dernière est aussi un moment de la vérité.
Mais faute de le faire, on devient dogmatique. Il faut donc
apprendre absolument la différence entre anti et
contre.
Un certain nombre de disciplines scolaires
distinguent l'"anti"
et le "contre". En littérature par exemple, l'enseignant
n'est
pas le détenteur de l'unique
signification du texte. En histoire, la démarche
est la même. Prenons encore un exemple:la notion même
de fête nationale est médiée par l'appropriation
que l'on
se fait collectivement et individuellement de la vérité.
S'agissant
de l'éducation
aux médias, il y a un double travail à faire:que
les élèves s'approprient
la diversité des médias dans la diversité
de leur signification possible, et qu'ils
s'approprient
aussi la diversité de la parole de l'enseignant,
selon leur propre diversité.
Le
principe d'immémorialité
Il convient également d'avoir
à l'esprit
que nous sommes des éléments transitoires.
Bakhtine déclare que nous vivons dans l'immémorialité.
En ce sens, la Langue et la Loi nous précèdent
dans la mesure où nous vivons dans une immémorialité
langagière et culturelle.
En conséquence, on ne peut
se situer dans l'univers
des médias sans une plongée historique. Une
tendance naturelle pousse les élèves d'une
part et les usagers spontanés d'autre
part à penser que la scène médiatique
a toujours été comme elle est à l'instant
présent. Or on sait que c'est
faux.
Le simple fait d'expliquer
à un enfant de huit ans que pendant la jeunesse de
son interlocuteur la télévision n'existait
pas, le plonge dans un abîme de réflexion.
Nous sommes toujours un moment, celui-ci a été
engendré, et va engendrer du nouveau.
D'autre
part, un simple changement de technologie pour un même
contenu modifie ce dernier. C'est
une des raisons pour lesquelles les médias ne peuvent
pas remplacer l'enseignant.
Seconde raison:les médias ne font que distribuer
de l'information.
Le professeur, lui, transmet les conditions
d'un
savoir.
Dans cette perspective, le savoir
est l'appropriation,
la mise en forme, la structuration de l'information.
La véritable médiation se situe là.
Il ne va pas de soi de récupérer
sa génération. Il est illusoire de penser
que nous sommes les mêmes à vingt-cinq ans
et à cinquante-cinq ans. Entre l'identité
attribuée par les autres et celle que l'on
ressent, des nuances existent. Dans l'éducation,
il est très difficile de s'approprier
la manière dont les destinataires voient le problème
abordé en classe.
Il faut accepter aussi que des générations
nouvelles pensent des choses nouvelles. Il s'agit
encore là de se situer dans l'immémorialité.
Une anecdote récente illustre
mon propos:des enfants d'une
classe de 4e, visitant la maison de Luther en Allemagne,
se sont trompés et ont cru qu'ils
s’agissaient de la maison d'un
grand joueur de football! Ici, la fabrication du sens construite
par les destinataires échappe complètement
à l'émetteur.
Un
monde carnaval
Enfin, selon Bakhtine, notre vie est
carnavalesque, c'est-à-dire
faite de couches multiples, d'ingrédients
divers, de fêtes et de tristesses, de masques et de
vérité.
Les médias sont aussi éminemment
carnavalesques. Ils ont la spectacularisation, la pratique
des masques, la fête et le tragique, le tragique rendu
festif, ainsi que les différentes couches de sens,
imbriquées les unes dans les autres, qui ne sont
perçues que si le destinataire dispose d'un
capital culturel suffisant. Plus notre capital culturel
est grand, plus nous voyons de significations plurielles
dans une émission ou un article. En somme le média
ne parle qu'en
fonction des compétences culturelles du récepteur.
L'école
et les médias
Le but de l'école
est donc de doter les élèves d'un
équipement culturel qui leur permet de voir les sens
qui sont manifestement cachés. L'instrumentation
intellectuelle contribue à fabriquer notre autonomie,
à structurer l'information.
Seule l'école
peut fournir cet outil capital. Ce n'est
pas l'information
qui structure l'esprit.
Et même lorsque l'équipement
intellectuel est suffisant, on peut encore être victime
des sens cachés des médias.
Pourtant, à l'heure
actuelle, notre esprit est embrumé car nous sommes
influencés par le système scolaire dans lequel
nous avons vécu, parce qu'on
considère que l'école
distribue des savoirs classés. On oublie trop souvent
le rôle fondamental du dialogisme et de la construction
de l'outillage
intellectuel.
Il faudrait, pour faire évoluer
le système, qu'un
"diagonaliste "établisse la médiation entre
les différents systèmes de savoirs. Sinon
on ne fabrique pas de l'autonomie.
Il appartient donc à la structure
enseignante d'établir
les relations dans le carnaval scolaire. Il faut faire les
connections entre les disciplines.
Si les élèves ne sont
pas habitués à établir les diagonalités,
ils resteront obnubilés par les spécialités
des disciplines. Pourtant, jusqu'à
la fin du premier cycle universitaire, l'école
n'a
pas à produire des spécialistes mais des intelligences:des
gens capables, armés, pour s'adapter,
établir des transferts. Seuls les concepts permettent
de transférer.
L'importance
du sujet
J'ajoute
que ce qui est en cause sur le plan conceptuel tant dans
les médias que dans l'école,
c'est
la notion de sujet. Il faut considérer chaque élève
comme un sujet, doué d'une
responsabilité, d'une
capacité, d'une
autonomie et d’une identité. Il n'y
a de sujet que s'il
y a d'autres
sujets. Tout sujet suppose une intersubjectivité.
Comme le dit Sartre, il n'y
a pas de moi sans autrui. Il n'y
a pas d'autrui
sans moi. Il n'y
a pas de pour-soi sans pour-autrui selon Sartre. Il n'y
a pas d'ego
sans alter. Il n'y
a que des alter-ego. La relation à l'altérité
a donc deux versants. La reconnaissance du fait que l'autre
est un sujet (ce qui est important dans les médias),
est un point sur lequel la France avance, ce qu'a
montré la parité; en revanche, sur l'autre
versant, parce que c'est
très difficile de se considérer soi-même
comme l'alter
d'un
autre ego, comme être étranger, les avancées
ne se font pas ou peu. Le rapport aux étrangers
le montre.
Sous ce rapport, l'école
peut faire des progrès. Je suis d'ailleurs
pour qu'au
sein de l'école
laïque soit introduit un enseignement de la religion
(et non un enseignement religieux).
Le fait d'être
l'étranger
de l'autre
n'est
pas tout à fait maîtrisé, ce qui n'est
évidemment pas une question de territoire. Dans l'univers
des médias, c'est
remarquable aussi.
Mais les médias n'ont
pas la même fonction juridique que l'école,
qui doit garantir les identités plurielles. Les médias
n'ont
pas l'habitude
de manipuler les ego, car ils ont l'habitude
de manipuler tout simplement. Les ego ont donc tendance
à s'effacer.
Les médias parlent des médias. Comme le dit
Mac Luhan: "le message, c'est le médium".
Manie
du classement
Ce que dit la télévision,
avant tout, c'est
qu'elle
est la télévision. Nous catégorisons
un lecteur du Figaro, ou de Libération différemment.
Nous leur attribuons une altérité, une subjectivité.
Seule l'école
peut faire prendre conscience de la valeur de la subjectivité
de chacun et de ce qu'il
pense. Bourdieu déclare dans La distinction: "Nous
sommes tous des classeurs classés par nos classements".
Nous passons notre temps à classer les autres ce
qui n'implique
pas forcément des jugements de valeur.
Dans les médias il y a un double
mécanisme:les usagers classent les médias,
mais les médias classent aussi l'auditoire.
Tous les grands journaux font faire des études mensuelles,
parfois journalières de leur lectorat. À la
télévision les spectateurs sont classés
trente secondes par trente secondes.
Il y a un jugement d'identité
porté par les médiateurs sur le public:c'est
ce qui gouverne l'audimat quantitatif et qualitatif.
L'école
aussi classe, c'est
ce qu'a
montré la thèse de Zimmerman il y a vingt
ans. Il a classé les chahuteurs, en définissant
le chahut comme étant quelque chose qui était
réprimandé par l'enseignant.
Il a donc obtenu des listes de chahuteurs, et interviewé
les enseignants à leur sujet. Ce qui transparaît,
c'est
que les plus chahuteurs selon les enseignants sont ceux
qui ont une tête de chahuteurs, et non ceux qui chahutent
le plus. Les bons élèves chahuteurs par exemple
ne sont pas considérés comme chahuteurs.
Cela montre que c'est
la manière dont nous avons rapport à la culture
qui nous fait établir les classements dont nous sommes
victimes. Aucun
enseignant n'y
échappe.
Capital
culturel, capital économique
Nous avons tendance à prendre
notre culture comme forme noble de la culture, ce qui nuit
à l'autonomie
des élèves. Car notre culture est générationnelle
et professionnelle. Cela dit, les enseignants sont et restent
nécessaires pour transmettre un capital culturel
qui permette aux élèves la maîtrise
des médias. En cela, Internet n'a
rien changé. Qu'est-ce
qui différencie le capital culturel du capital social
et du capital économique?
Un capital économique a quatre
caractéristiques:son volume, sa structure, sa diversité,
sa gestion individuelle.
Un capital social a:un nombre de gens
qu’on connaît (et qui nous connaissent), une structure,
une diversité, et une gestion individuelle.
Le capital culturel de la même
manière, possède:un volume (des choses que
l'on
sait), une structuration des connaissances (dont celles
concernant les médias), une diversité, sachant
que tout capital diversifié devient plus diversifié
(apprendre à apprendre), enfin une gestion individuelle.
Nous sommes en grande partie responsables
de notre patrimoine culturel. Même si des inégalités
existent, notamment d'héritage.
Les milieux à capital culturel non ressemblant ont
plus de mal à s'accaparer
le capital culturel scolaire que les autres, ce qui est
vrai aussi pour le capital culturel médiatique.
Si on n'a
jamais appris à lire les images et les textes, on
bénéficie beaucoup moins des médias.
C'est
donc le patrimoine culturel propre qui instaure notre relation
individuelle aux médias.
À patrimoine culturel faible,
en volume et en structure, on bénéficie très
peu des médias comme du reste, alors qu'à
patrimoine culturel fort, on en bénéficie
davantage. En somme, la fréquentation des médias
peut comme beaucoup d'autres
choses contribuer à creuser les écarts sociaux
de compétence. En ce sens, Max Weber distingue l'éthique
de la conviction, qui consiste à agir selon sa conscience
sans tenir compte de la réalité, et l'éthique
de la responsabilité qui est d'essayer
de travailler en fonction de la réalité et
pas forcément en fonction de ses convictions, en
essayant de faire le mieux qu'il
est possible, compte tenu de la situation. Max Weber précise
évidemment que cette séparation pure est théorique:les
options prises contiennent concrètement une partie
de conviction et une partie de responsabilité.
Construction
de la vérité
Pour conclure, il me paraît
nécessaire de citer Bachelard. Même si ce dernier
n'a
que peu parlé des médias, les remarques qu'il
a fait concernant l'éducation
me paraissent tout aussi pertinentes lorsqu'il
s'agit
des médias. Dans ce contexte, il faut que médias
et éducation conjoignent leurs forces, d'où
l'importance
de l'éducation
aux médias.
La première idée, souvent
oubliée et rappelée par Bachelard, est qu'il
n'existe
pas de vérités premières, mais seulement
des erreurs premières. Cela signifie donc qu'une
vérité se construit, qu'elle
est toujours vérité de circonstance.
On le voit dans les médias
avec Internet qui change déjà les rapports
avec les autres médias, de la même manière
que les autres médias changent le rapport à
Internet.
Dans les médias comme dans
l'éducation
il est nécessaire de prendre conscience du fait qu'une
vérité est provisoire, toujours transitoire.
D'autre
part, "la vérité n'est
ni mon objet, ni mon sujet, mais mon projet", explique Bachelard.
Le projet sous-tend une construction vers laquelle nous
allons, qui implique notre responsabilité, notre
mode d’appropriation du savoir.
À cet égard, Bourdieu
parle d’incorporation de la vérité, d’" amnésie
des apprentissages ". Dans l’éducation aux médias,
cela implique l'introduction
de la temporalité et la circonstancialité
des médias. C'est
donc chaque sujet qui fait le sens des médias.
"La vérité est fille
de la discussion et non pas fille de la sympathie" ajoute
Bachelard. Dans les médias, les présentateurs
connus sont parfois sympathiques mais ça ne conduit
pas vers le savoir. C'est
en confrontant les capitaux culturels que se construit une
vérité que chacun peut s'approprier.
Enfin, la véritable règle,
celle sans laquelle on ne peut pas utiliser les médias,
ni utiliser l'enseignement,
ni comme enseignant, ni comme émetteur, ni comme
récepteur ni comme élève, c'est
que "tout savoir est une perpétuelle rectification".
Nous ne savons jamais une fois pour toutes.
En ce qui concerne les médias,
comment la rectification peut-elle se faire? Par la diversification
des sources, ce qui n'existe
pas à l'école.
En revanche, il existe une prééminence de
l'école
sur les médias dans la construction du capital culturel.
Car les médias, dans l'état
actuel des choses, fournissent l'information,
alors que la construction du savoir est à l'école.
Je considère que l'école
doit avoir la prééminence pour l'égalisation
des chances. Prenons l'exemple
d'Internet.
Ce que l'on
y propage est nécessaire mais à la fois réducteur
et faux. Beaucoup plus que tous les autres médias,
Internet est une source formidable d'informations,
contre laquelle aucun enseignant ne peut rivaliser. Cependant,
les bénéfices sont extrêmement différents
avec la même fréquentation d'Internet
pour des raisons plurielles. Internet, comme tout autre
média, ne peut donc pas remplacer l'école.
|